9 Décembre 2018
Lors de l'édition 1975 des 24 Heures du Mans, Hervé Poulain va réussir à joindre ses deux passions, l'art et l'automobile, lors d'un même événement. A force de persévérance va naître la première "ArtCar". Peinte par Alexander Sandy Calder, elle va être le point de départ d'une tradition qui perdure encore aujourd'hui.
Hervé Poulain né le 16 décembre 1940 à Avranche dans la Manche
Il fait ses études de Droit à l'Université de Caen au début des années 60 et se destine à devenir avocat.
En 1969, à l'occasion d'une vente organisée à l'Hôtel Drouot à Paris, il découvre sa vocation et va devenir commissaire-priseur. Son caractère passionné va lui permettre de s'imposer rapidement dans sa nouvelle profession et il va vite diriger les ventes aux enchères d’œuvres parmi les plus prestigieuses.
Parallèlement, son amour pour l'automobile le conduit à commencer à piloter lors de divers rallyes et courses de côte sur une R8 Gordini.
Durant cette période, il se lie d'amitié avec un jeune homme, lui aussi féru d'Art Contemporain, qui s'est essayé au pilotage quelques années auparavant mais a vite compris qu'il était plus efficace en tant que copilote, Jean Todt.
En 1973, Hervé Poulain organise les premières ventes aux enchères en France de véhicules de collection.
La même année, Alexander Calder peint un Boeing 727 à la demande du publicitaire George Stanley Gordon et pour le compte de la compagnie Braniff South America Airline.
L’œuvre va s'intituler "Flying Coulours of the United States", et Calder, qui se défini comme un artiste du mouvement, de la mobilité, vient de s'offrir le ciel comme lieu d'exposition.
Hervé Poulain est impressionné par la performance et commence à s'interroger de la possibilité d’appliquer le concept à l'automobile.
Il rêve depuis son enfance de participer aux 24 Heures du Mans, et persuadé de l'intérêt de son idée, il va commencer à démarcher différents constructeurs, sans grand succès. Maître Poulain racontera plus tard qu'il avait contacté le service course d'un grand constructeur français et que l'entrevue avait été vite écourtée, son interlocuteur ne sachant manifestement pas qui était l'artiste dont il lui parlait.
Désabusé, il parle de ses difficultés à Jean Todt, qui a déjà ses entrées dans le monde de l'automobile.
Todt, comme à son habitude, analyse vite la situation et lui parle de Jochen Neerpasch.
Cet ancien pilote qui a couru cinq fois au Mans et gagné les 24 Heures de Daytona 1968, officie alors en tant que directeur de B.M.W. Motorsport. De plus, il est marié à une galeriste qui a su lui communiquer une vraie sensibilité artistique.
La surprise de Neerpasch vite dépassée, les deux hommes tombent d'accord sur la voiture à utiliser, ce sera la dernière évolution de la version course du coupé E9, plus connu sous le nom de 3.0 CSL.
L'ancien pilote allemand va toute de même poser certaines conditions : la voiture doit être vierge de tout sponsor, elle restera la propriété de B.M.W. et sera conservée dans son musée de Munich. En contrepartie, B.M.W. Motorsport s'engage à fournir la voiture et la logistique pour la course.
L'auto est trouvée, il ne reste qu'à convaincre l'artiste.
Alexander Sandy Calder est le fils d'une riche famille d'artiste américaine.
Il né le 22 juillet 1898 en Pennsylvanie.
Dans un premier temps, il va se destiner à une carrière d'ingénieur et en 1919, il est diplômé de l'Institut de Technologie Stevens.
Très vite pourtant, il s'oriente vers une carrière artistique et dès 1923 il entre à l'Art Students League of New York.
Comme beaucoup d'artistes américains de l'époque il vient en France en 1926 et commence à se faire connaître par la création de jouets articulés.
Il va développer le concept jusqu'en 1929 et présente alors dans les salons "le Cirque de Calder", composé de plus de 200 personnages qu'il anime tour à tour devant le public.
A partir de 1930, il rentre en contact avec l'avant garde artistique parisienne. Mondrian et Miro vont avoir une influence déterminante sur sont art.
En effet, même si Sandy Calder continu à "dessiner" grâce au fil de fer, il associe désormais à ses structures métalliques des formes abstraites.
En 1932, il expose pour la première fois ses objets articulés, certains sont mus part de petit moteurs électriques.
A cette occasion, Marcel Duschamp qualifie les œuvres de Calder de "mobiles". Le nom va rester et la carrière du sculpteur décoller.
Il créera jusqu'à la fin de sa vie de nombreux "Mobiles" et "Stabiles" et son succès ne se démentira jamais.
Pour l'heure, en 1975, Sandy Calder vit entre New York et son repaire de Touraine, à Saché.
C'est grâce à une connaissance commune, Bella Chagall, la petite fille du peintre, qu'Hervé Poulain va rencontrer Calder à l'occasion d'un repas en Tourraine.
Il ne vient pas les mains vides et s'est armé d'un énorme jambon et d'une caisse de Pomerol "Château la Conseillante", que le sculpteur américain appréciait sans modération.
A l'issue d'un déjeuner pour le moins arrosé dans le corps de ferme rénové, où sont présent, outre Calder et sa femme, Me Loudner et sa femme, ainsi que Ida et Bella Chagall, Hervé Poulain de Sandy Calder vont se lancer dans une partie de billard...qui va transformer le tapis en champ de mines.
Le soir même, alors que le commissaire priseur est impressionné par le nombre de tableaux et d’œuvres d'artistes contemporains qui tapissent les murs de la demeure de Saché, le sculpteur signe l'autorisation de peindre la voiture en fonction de ses directives.
Hervé Poulain retourne en Touraine lors des semaines suivantes, il procure à Calder un jouet, probablement une Burago au 1/24ème.
L'idée est que le sculpteur appréhende les formes de l'auto avant qu'il ne peigne une maquette de soufflerie au 1/5ème qui servira de modèle aux peintres en carrosserie.
Mais contrairement à ce qui avait été initialement prévu, Sandy Calder va travailler directement sur le jouet.
Comme pour l'ensemble de son œuvre depuis sa rencontre avec Mondrian, il ne va utiliser que des couleurs primaires, le jaune le rouge et le bleu, qu'il étale en larges aplats, "comme les faisceaux de comètes tricolores" selon le commissaire-priseur.
Des "peintres professionnels", dont malheureusement l'histoire n'a pas retenu les noms, vont ensuite se charger de retranscrire le projet de Calder sur la voiture de course.
Une fois la mise en peinture achevée, la 3.0 CSL est amenée à Saché où Calder la découvre avec des yeux émerveillés. C'est ce jour là que le sculpteur y applique sa célèbre signature sur l'extension d'aile arrière gauche.
Dans la foulée, l’œuvre est présentée au Musée des Arts Décoratifs avant de rejoindre le Bugatti pour quelques essais.
La présentation à Saché et les essais au Bugatti.
En 1973, Alexander Calder s’était offert le ciel, deux ans plus tard, Maitre Poulain lui offre les Hunaudières comme galerie d'art.
Trois semaines après les essais du mois de mai au Bugatti, la "Calder" est présente pour les 24 Heures du mans.
Dans sa configuration 1975, la 3.0 CSL est un véritable monstre.
Engagée en Touring, ses voies ont été encore élargies et elle bénéficie d'une nouvelle monte pneumatique. Des radiateurs ont été placé dans ses ailes arrières pour le refroidissement de l'huile de sa boîte-pont.
Selon les sources d'époque, le 6 cylindres en ligne de 3210 cm3 développe désormais 480 cv.
La voiture bénéficie d'une telle vitesse de pointe, 291 km/h, et la plupart des prototypes peinent à la dépasser dans la ligne droite.
Côté pilote, le néophyte Hervé Poulain va pouvoir s'appuyer sur l'expérimenté Jean Guichet, ancien vainqueur et sur le rapide américain Sam Posey.
Maitre Poulain va réussir à se qualifier sans difficulté et Posey va réussir une superbe performance aux essais au volant de l’œuvre d'art motorisée.
En signant un 4'06'00, Posey signe le dixième temps et place la n°93 juste derrière les prototypes.
La voiture roule bien en début de course et se montre très rapide, Guichet suit les protos sans aucun problème.
Septième dès la seconde heure, la "ArtCar" pointe à un excellent sixième rang une heure plus tard.
Sandy Calder est présent pour les 24 Heures et se dit fasciné par l'effet visuel de la vitesse sur sa création.
La 3.0 CSL fait décidément une belle performance et pointe quelques tours au cinquième rang durant la septième heure.
Mais après huit heures de course, un cardan de l'arbre central se rompt et la voiture s'immobilise sur le circuit.
L'abandon est officialisé durant l'heure suivante.
La "ArtCar" n'a pas vu le drapeau à damiers, mais qu'importe, le projet est une réussite.
Hervé Poulain a réussi son pari, allier le monde l'art et la course automobile, il vient de participer à ses premières 24 Heures du Mans.
Le public a adoré la voiture, du coup B.M.W., par l’intermédiaire de Jochen Neespasch, envisage sérieusement de recommencer l'expérience.
De plus la carrosserie de la 3.0 CSL est intacte et elle va intégrer directement la collection du musée de Munich.
Alexander Sandy Calder va décéder d'une crise cardiaque lors d'un vernissage en novembre 1976, la 3.0 CSL est donc considérée comme une de ses dernières œuvres.
Cette auto va être la première d'une série de B.M.W. décorées par des artistes célèbres, mais nous y reviendrons.
De cette aventure, Maitre Poulain a conservé un objet, l'ébauche qu'avait réalisé Sandy Calder sur le jouet qu'il lui avait fourni. Il a eu la gentillesse de la présenter, avec d'autres, au court d'une exposition sur les "ArtCars" lors des 24 Heures du Mans 2016.
Les photos de l'auto illustrant l'article ont été prises lors du Mans Classic 2010, celle de l'ébauche de Calder au court de l'exposition "ArtCars" durant les 24 heures du Mans 2016.
Sources : Christian Moity , Les 24 Heures du Mans 1923-1982 ; Christian Moity, Jean-Marc Teisseidre, Annuel des 24 Heure du Mans 1997; Gerard Crombac, Sport Auto, Juillet 1975 ; Jacques Chevalier, Le Figaro Automobile, Octobre 2007.