4 Novembre 2018
Après l'épisode de l'éphémère MS 610, Jean-Luc Lagardère mise ensuite sur l'ambitieux programme MS 620 pour faire briller les couleurs de Matra aux 24 Heures du Mans.
Dans cette optique, à partir d'Octobre 1965, Jean Hébert et Claude Le Guézec prennent des contacts tout azimuts afin de trouver une motorisation éprouvée et digne de soutenir la comparaison avec les 2 litres Dino Ferrari et Porsche.
Parallèlement au projet MS 620, un partenariat Matra-BRM était également envisagé concernant le projet F2 1966.
A partir de novembre 1965, Jean Hébert travaille sur l'adaptation d'un 1600 BRM dans un châssis ex-F3.
La monoplace va accumuler les essais sur la piste de Goodwood aux mains de Jackie Stewart.
BRM est, à l'époque, un des rares constructeurs en capacité de vendre des moteurs à ses concurrents. Ainsi, le bloc anglais équipe de nombreuses écuries de F1 tel Cooper, Brabham, Lotus, BRP et McLaren.
Initialement, il est envisagé de motoriser la MS 620 avec un Ford-Lotus-Cosworth quatre cylindres, mais l'idée qui plait peu à Colin Chapman est vite abandonnée.
Après avoir envisagé ensuite une motorisation six cylindres, le choix final de Matra se porte sur le V8 de la firme de Bourne, mais dans une configuration 1,9 l. Ce bloc est dérivé de celui dessiné par Peter Berthon et Aubrey Woods, qui permit à Graham Hill de devenir champion du monde de F1 en 1962 et qui brille encore dans cette discipline en 1965.
La cylindrée de ce BRM P56, un V8 ouvert à 90°, est portée de 1498 à 1916 cm3 par une augmentation de l'alésage. Cette modification renforce son caractère supercarré et permet une augmentation du régime moteur, favorisant le gain de puissance. Accolé à une boîte ZF choisi par Matra, le P56 développe officiellement 245 cv à 9000 t/min.
Cependant, dans sa version définitive livrée à Matra, le P56 est préparé pour l'endurance et ses échappements ont migré du centre du V à ses cotés. Il semble que dans cette configuration, sa puissance soit réduite aux environ de 230 cv.
A Bourne, le projet Matra-BRM est suivi par Walter Ernest Wilkinson, dit Wilkie, qui est un des mécaniciens les plus célèbres d'après-guerre. Coureur automobile en 1937/38, co-fondateur du British Racing Mechanics Club, il devient le préparateur des Jaguar D de l'Ecurie Ecosse lors des victoires de 1956/57 au Mans. Pour finir, au début des années 60, il est un pilier de l'équipe BRM, celle du titre de Hill en 1962.
Coté français, le lien avec BRM est assuré par un tout jeune ingénieur, fraîchement embauché par Claude le Guézec après avoir fait ses preuves dans le contrôle qualité chez Nord-Aviation, Gérard Ducarouge.
Après avoir végété quelques semaines au bureau d'étude, il s'arrange pour se rendre toujours disponible, accumulant les allers-retours en Angleterre à la recherche de pièces diverses.
Tout naturellement, lorsqu'il fallu aller chercher les moteurs à Bourne, le staff de Matra pensa évidement à lui.
Commença alors un étrange ballet, dans lequel Gérard Ducarouge accumula les kilomètres au volant d'un break DS, à l'arrière duquel prenait parfois place jusqu'à deux V8.
Son entente avec Wilkie Wilkinson était parfaite et les deux hommes s'appréciaient beaucoup.
Cette période permis également à Ducarouge de se rapprocher de l'atelier des voitures de course.
Bernard Boyer, transfuge d'Alpine, commence à travailler au projet de la MS 620 dès l'automne 1965.
Compte tenu des délais, il commence par dessiner un châssis tubulaire, librement inspiré de celui de la Lotus 23.
Mais contrairement à la philosophie de Colin Chapman, l'ingénieur français surdimensionne les tubes d'aciers et renforce le châssis en de nombreux points.
Les radiateurs d'eau et d'huile sont placés à l'avant, largement dimensionnés à la demande de BRM.
Vient ensuite un large poste de pilotage à conduite à gauche bien dans l'esprit des prototypes de l'époque.
Deux réservoirs en alliage de 49 litres sont installés de chaque côté de l'habitacle et se prolongent dans les seuils de portes.
Les suspensions sont construites en acier. Classiques, elles se composent de triangles superposés à l'avant et d'un triangle inférieur associé à système de jambes de poussée à l'arrière. Les portes moyeux arrières sont réalisés en acier mécano-soudé pour gagner du temps.
Des barres antiroulis et des combinés ressort-amortisseur Amstrong se chargent de l'amortissement.
Le moteur est monté en position centrale arrière, ce qui fait déjà cohérence avec le projet de la Matra 530 de série.
Le V8 est monté rigide, sur les conseils de BRM, le vilebrequin plat engendrant de fortes vibrations, il est ainsi plus facile de les répartir.
L'alimentation par injection et l'allumage électronique sont produit par Lucas.
L'embrayage bi-disques renforcé et fourni par Borg and Beck.
La boîte ZF à cinq rapports, choix de Matra, est identique à celle de la Ford GT40. Cette décision prise dans le sens de la fiabilité va se montrer désastreuse, la ZF ne supporte pas les haut régimes du V8 P56 ce qui va engendrer de gros problèmes de couples coniques.
Les freins à disques Girling sont montés dans des roues en magnésium (d'après un dessin de René Bonnet) d'un diamètre de 13 pouces, large de 7" à l'avant et de 9" à l'arrière.
La construction du châssis, très robuste, mais très lourd, est assurée par les Engins Matra. Le premier exemplaire, le #01, est livré le 17 février 1966.
Selon Jean-Luc Lagardère, la Ms 620 (ou MS 4 selon la première nomenclature Matra) doit faire le lien entre la future Matra de série, le coupé 530, et la compétition.
En ce sens, l'étude aérodynamique réalisée par Bernard Boyer va devoir prendre en compte ce paramètre.
Cette exigence commerciale va se traduire par l'intervention directe, dans le dessin de la MS 620 de Jacques Nocher, alors en charge du style de la 530.
Profil général anguleux, prise d'air frontale de forme ovoïde, pare-brise saillant faiblement incliné, découpe de la lunette arrière, prise d'air d'alimentation du V8, ailes arrières rehaussées, poupe tronquée, les références au dessins de la future 530 sont abondantes. Lagardère lui même interviendra dans le dessin du toit, voulant que la 620 se démarque des Porsche et des Dino. De fait l’esthétique générale de la MS 620 est bien loin de ses concurrentes.
La maquette est testée pour la première fois dans la soufflerie Bréguet le 14 janvier 1966, la forme est stable et révèle un Cx de 0,23.
Contre l'avis de Bernard Boyer, la carrosserie de la MS 620 est réalisée en feuilles d'aluminium à la demande de Jean Hébert. Bien que Chausson et C.G. aient été approché dans un premier temps, c'est finalement à Sens, chez Pichon-Parat qu'elle est réalisé. Les chaudronniers de Matra sont détachés sur place, les premiers résultats n'étant pas pas satisfaisant et le temps avançant.
Concernant la carrosserie, Bernard Boyer, bien qu'en désaccord, a fini par accepter les arguments de Jean Hébert.
Non seulement, il vient d'arriver chez Matra, mais il est marié depuis peu avec Janine Chappe (la fille d'un des trois frères Chappe de Chappe et Gessalin, C.G., le leader des carrosseries plastiques dans les années 60 en France) et a peur que son insistance ne soit interprétée comme une forme de conflit d’intérêt.
La MS620 #01 est achevée dans les dernières semaines de mars 1966 et effectue son premier roulage le 28 aux mains de Jo Schlesser sur le taxi-way de l'aérodrome de Villacoublay, seulement cinq mois après le lancement du projet.
Ce roulage prend fin au bout d'à peine une quinzaine de minutes, un des réservoirs s'étant fissuré. Le lendemain, le même incident se reproduit. Il semble que les réservoirs en aluminium ne résistent pas aux vibrations du V8 transmises par le châssis. Le problème va être réglé en les doublant d'une couche de résine polyester.
Le 31 mars, Jo Schlesser attaque une séance de déverminage et travaille enfin sur le réglage des suspensions.
Le lendemain, seulement couvert d'une couche d'apprêt gris, le prototype est transporté sur le circuit du Mans.
Les essais préliminaires ont lieux les 2 et 3 avril 1966 et marque la première apparition publique de la 620.
Dans l'équipe Matra, c'est la stupeur. Eliane, la femme de Jean-Pierre Beltoise vient de se tuer sur l'Autoroute du Sud au volant d'un Djet.
Beltoise absent, c'est dans ce contexte particulier que Jo Schlesser va être chargé de la mise au point de la n°38.
Certes la MS 620 est frappée de nombreux soucis de jeunesse, ses rapports de boîtes sont trop longs, elle a tendance à chauffer, les freins sont vite inefficaces, et les portières ont tendance à s'ouvrir sous l'effet de la dépression aérodynamique. Mais au fil des tours et la piste s'asséchant, le pilote lorrain va rendre, peu à peu, le sourire à l'équipe Matra.
Sur piste sèche, il frôle les 209 km/h de moyenne et signe un 3'52" sans forcer.
Une importante délégation missionnée par BRM est présente pour assister l'équipe Matra : Wilkie Wilkison, Peter Spear, et Willie Southcote font partie du staff autour de l'auto. Cela n’empêchera pas un changement de V8 le samedi soir, une saleté s'étant, à priori, logée dans le système d'injection.
Le lendemain, Jean-Pierre Jaussaud, Johnny Servoz-Gavin et Jo Schlesser se relayent au volant de la MS 620.
Servoz-Gavin découvre les hautes vitesses dans les Hunaudières et s'étonne de la chaleur régnant dans l'habitacle.
Schlesser est toujours aussi enthousiaste et juge la tenue de route satisfaisante.
En l’absence des Dino, la préparation des Ferrari étant perturbée par des grèves cette année là, la Matra se montre plus rapide de 6"3 que la meilleur des Carrera 6. Mais chez Matra, la modestie est de mise, car on sait que les Porsche ont probablement caché leur jeu.
Autre satisfaction, la Matra laisse la première Alpine 1300 à près de 9" et s'affirme d'entrée comme le porte drapeau des constructeurs français.
Il semble que durant ce weekend, deux types de capots arrières aient été utilisés, un sans, et l'autre équipé d'une lunette arrière.
La 620 devait initialement débuter en course à la Targa Florio, mais cette option est vite écartée.
C'est donc trois semaines après les Essais d'Avril, aux 1000 Km de Monza, que la MS 620 #01 fait son baptême de la course. A la base, deux Matra étaient engagées, une pour Jaussaud et Servoz-Gavin, et l'autre avec Ernesto Brambilla comme membre d'équipage, mais elle ne sera en fait achevée que pour les 24 Heures du Mans.
Sur la #01, les français sont à la peine dès les essais et n'arrivent, péniblement, qu'à signer un modeste quatorzième temps. Durant ces essais, on a surtout travailler chez Matra sur l'exploitation du V8 P56 et de la boîte ZF, cependant, le châssis manque de roulage et la performance est encore à aller chercher. La Matra subit la loi des Dino et des Porsche.
Il pleut des cordes le jour de la course. Ce jour là, Matra va connaitre ses premiers problèmes d'essuie-glace avec celui de la MS 620. En effet, à haute vitesse les balais perdent le contact avec le pare brise et deviennent inopérant.
Au bout de quelques tours, les freins, mis à mal par l'excès de poids de la machine, sont presque inefficaces.
Pour finir, l'allumage prend l'eau et le BRM a des ratés.
#01 rejoint l'arrivée, mais ne sera pas classée, ayant parcourue une distance insuffisante.
Ce premier test grandeur nature montre à l'équipe Matra le chemin restant à parcourir, le meilleur tour en course de la MS 620 étant sept secondes en retrait par rapport à la meilleure Porsche.
La Matra commence à montrer ses faiblesses en conditions de course. Certes, elle est une auto "d’apprentissage" et à ce titre, se doit d'être solide, mais avec 820 kg à vide, on est bien loin des 650 kg du projet initial, et elle rend presque 200 kg à la Carrera 6.
Autre handicap, la voiture a été conçue à la base avec des roues de 13", alors que le V8 BRM n'était pas encore envisagé pour la motoriser. Ses freins sont sous-dimensionnés et le passage aux roue de 14", bien que permettant de monter des disques plus grands, ne résoudra pas le problème.
Après quelques séances d'essais à Monthléry pour peaufiner la mise au point, le 22 mai, le châssis #01 est engagé aux 1000 Km de Spa.
Pour l'occasion, La Matra est équipée en roue de 14" à l'avant pour tenter d'améliorer son freinage. Johnny Servoz-Gavin fait équipe avec Alan Rees, le gros de l'effectif Matra étant retenu par le Grand Prix de Monaco F3.
Malheureusement, les roues de 14" ont surtout pour effet de modifier l'assiette de la voiture et d'en altérer le comportement. Servoz-Gavin réussi difficilement à qualifier la MS 620 au 16ème rang, une fois encore derrière ses rivales.
En course, la Matra est d’abord retardée par des soucis d'alimentation dus à l'effritement du revêtement d'étanchéité du réservoir puis fini par renoncer lorsque l'alternateur rend l'âme.
Prenant en compte les nombreuses difficultés et l'approche des 24 Heures du Mans, Matra déclare forfait aux 1000 Km du Nurburgring, Spa restera donc la dernière course de MS 620 #01.
Elle est, semble-t-il, présente dans le paddock lors des 24 Heures du Mans 1966 comme réservoir de pièces, mais ne prendra pas la piste.
Quatre autres châssis MS 620 vont être construits, le dernier servant de base à la première MS 630.
Lors des 24 Heures du Mans 1966, les trois voitures vont abandonner : la #04 sur bris de transmission (après avoir intoxiqué ses pilotes suite à une fuite à l'échappement), la #03 sur accident au Tertre Rouge, et la #02 sur rupture du V8 BRM.
La fin de saison va être plus encourageante, Jean-Pierre Beltoise apportant sa première victoire à Matra dans la discipline au volant de #04 lors du Circuit du Nivernais à Magny-Cours.
Les courses de Monthléry seront moins convaincantes, mais chez Matra, on pense déjà à l'avenir et à la MS 630.
Après quelques exhibitions lors de divers salon, #01 dé-motorisée, va être stockée à Romorantin.
Je crois même avoir lu quelque part qu'après la fin de Matra Sport, elle va passer quelques années à l'abri dans une champignonnière a proximité de l'usine, accompagnée de la seconde carrosserie de ma MS 640.
A la fin des années 90, elle est sortie de son sommeil minéral par Jean-Paul Humbert qui la restaure.
A la même époque, David Piper, qui possède un V8 BRM, cherche un V12 pour sa MS650, un accord va donc être trouvé pour que #01 retrouve un moteur.
Elle a intégré depuis la collection de l'Espace Matra à Romorantin, lieu où toutes les photos illustrant cet article ont été faites.
10eme des Essais d'Avril des 24 Heures du Mans 1966 en 3'52" avec Jo Schlesser, Jean-Pierre Jaussaud et Johnny Servoz-Gavin |
Arrivée mais non classée aux 1000 Km de Monza 1966 (problème d'essuie glace et d'allumage) avec Johnny Servoz-Gavin et Jean-Pierre Jaussaud. |
Abandon aux 1000 Km de Spa 1966 (problème d'alimentation puis panne d'alternateur) avec Alan Rees et Johnny Servoz-Gavin |
Sources : François Hurel, Matra au Mans ; Dominique Vincent, Matra -Toute l'histoire-Toutes les courses ; Interview de Bernard Boyer, Sport Auto, Juin 1970